Le meurtrier de Creully en Cour d'assises. Audience du 11 février 1881

Cour d’assises du Calvados
Ministère public : M. Chassaigne, substitut
C'est vendredi dernier qu'ont eu lieu, à la Cour d'assises. Les débats de l'affaire Victor Bâton, l'assassin de Creully,
Ce crime remonte au 22 novembre 1881.
Dans un accès de fureur causé par la jalou­sie, Bâton, couvreur en ardoises, tua la fille Victorine Bourget âgée d'une trentaine d'années, avec laquelle il vivait maritalement depuis six ans.
A la suite de propos tenus sur cette fille dans un café, l'accusé, accompagné de son  chien, alla sur le territoire de Cully, distant de 5 kilomètres, trouver la fille Bourgetqui travaillait aux champs en compagnie de trois hommes.
Arrivé à 300 mètres environ de l'atelier dont faisait partie cette fille, Bâton coupa avec son couteau une branche de pommier qu'il brisa sur la tête de sa victime.
Celle-ci tomba dans les bras d'un de ses compagnons, le sieur Morin, en s'écriant : « Oh ! Père Morin ! »
Pas de père Morin, répondit Bâton, le pre­mier qui approche est mort.
Effrayés par cette menace et par l'attitude furieuse de l'accusé les 3 témoins, au lieu de porter secours à la malheureuse fille Bour­get et de l'arracher des mains de l'assassin, s'enfuirent lâchement. Deux allèrent chercher le brigadier de gendarmerie et le troisième, caché à 200 mètres environ, vit Bâton s'a­charner sur sa victime.
Lorsque la branche de pommier fut brisée, il la frappa à coups de pied et de poing, puis tira son couteau de sa poche et le tenant dans sa main, sans l'ouvrir, il continua à frap­per; enfin il ouvrit son couteau et lui en por­ta deux coups dont un au-dessous de la cla­vicule droite qui perfora le poumon ; ce coup de couteau, porté avec une telle force qu'il pénétra de 7 centimètres, détermina la mort.
Ces divers incidents laissent croire que l'assassin n'avait pas eu d'abord l'intention de donner la mort et constituent l'absence de préméditation.
Arrêté par le brigadier Martin, qui sachant avoir affaire à un homme dangereux, le menaça de son revolver en cas de résistance, Bâton, sur l'observation que lui fit Martinque la fille Bourget ne mourrait peut-être pas de ses blessures, répondit: si je savais cela, je ne me laisserais pas arrêter : j'irais l'ache­ver.
M. l'avocat général Chassaigne a soutenu l'accusation et sans insister sur la question de préméditation il a demandé au jury de pro­noncer purement et simplement un verdict affirmatif.
Dans une très-chaleureuse plaidoirie, Milliard, après avoir demandé à la Cour de poser au jury la question subsidiaire de coups et blessures, sans intention de donner la mort, a soutenu que les témoignages prouvaient bien que Bâton n'était pas parti de Creully avec l'intention de tuer sa maîtresse, mais seule­ment, comme il le dit, de lui infliger une verte correction ; qu'en effet, s'il eût eu l'intention de la tuer, ayant dans sa poche un couteau, il n'eût pas, d'abord, coupé une branche de pommier ; qu'il ne l'eut pas frappée pendant une demi-heure, à coups de pied et de poing, et que ce n'est qu'à la fin qu'exaspéré par le refus de la fille Bourget d'abandonner l'ate­lier où travaillait avec elle celui qu'il suppo­sait être son rival, il lui porta le coup de cou­teau qui occasionna la mort.
Que, par conséquent, il n'y a pas eu pré­méditation, et qu'il était impossible d'affirmer que Bâtonn’eût jamais eu l'intention de tuer.
Le jury, sans se préoccuper de la question subsidiaire de coups et blessures sans intention de donner la mort, a rapporté un verdict affirmatif mitigé par l'admission de circonstances atténuantes.
La Cour a prononcé contre Victor Bâton la peine de 20 ans de travaux forcés et 10 ans de surveillance.
(Le nom des personnes a été modifié)